Train Couchette

Le guide nous dépose tous les deux à la gare de Nha Trang où nous allons prendre le train de nuit pour Danang, en ce sixième jour de notre voyage au Vietnam : « Ne vous séparez pas de vos bagages et surtout ne parlez à personne. Mais ne vous en faîtes pas, tout ira bien. » Un soupçon de doute plane mais il se dissipe rapidement : évidemment que tout ira bien ! Ce train couchette est une idée brillante que nous avons eue afin d’économiser sur les frais d’avion et d’hôtel, et de voyager d’une manière plus originale et aventureuse.

L’attente commence… les visages des voyageurs autour de nous sont fermés. Quelques vendeurs ambulants tentent d’écouler leur marchandise : souvenirs, casse-croûtes, boissons. Une femme se tient devant la porte des toilettes et s’improvise dame pipi, prélevant quelques pièces à chaque personne qui souhaite soulager sa vessie. Un petit groupe de jeunes australiens fait irruption dans la gare, et toute l’attention se tourne sur eux : énormes sacs a dos, chaussures de randonnée, hygiène de randonneurs, voix fortes, éclats de rire… Parfait ! Si quelqu’un est la cible d’une arnaque ce sera sans doute l’un d’eux.

Dans un nuage de fumée noire, le train entre en gare avec à peine 30 minutes de retard. La foule entassée dans la salle d’attente, qui semblait jusqu’à présent indifférente, s’amasse sur le quai instantanément, avec les australiens en pôle position. Nous nous hissons à bord avec nos valises et commençons à parcourir les couloirs du wagon couchette en quête de notre compartiment. Numéro 2 … voilà, ça doit être ici. Un bref coup d’œil à l’intérieur, et Mai se retourne vers moi avec un S.O.S. dans le regard alors que je tente vainement de cacher mon propre désarroi. Une espèce de cellule de prison avec quatre lits de taille enfant, deux au niveau du sol et deux en hauteur. Trois hommes jouant aux cartes et engloutissant des aliments non identifiés aux effluves suspectes. La bonne nouvelle : ils sont tous perchés sur les lits surélevés, les deux autres lits semblent donc disponibles. La mauvaise nouvelle : les draps n’ont pas été changés après les voyageurs qui nous ont précédés, comme l’indiquent les longs cheveux noirs collés sur les oreillers presque blancs. Je romps le silence et interroge Mai : « Est-ce que tu peux demander au contrôleur s’il y a d’autres places disponibles… une sorte de compartiment privé ? » En d’autres circonstances j’aurais volontiers pris les choses en main mais je ne parle pas un mot de vietnamien et mon visage pâle est ici synonyme de distributeur de dollars, il vaut donc mieux que je me fasse invisible. Mai intercepte le contrôleur, et il s’ensuit une conversation aussi animée que brève. Toutes les couchettes sont identiques donc ça ne sert à rien de changer … il y a bien un compartiment privé pour deux personnes mais le supplément est de 25 dollars chacun, payables d’avance en liquide. Nous essayons de négocier mais le montant est tout aussi ferme que le contrôleur qui attend notre réponse les bras croisés et le visage impassible. Un nouveau regard sur les joueurs de cartes voraces et sur les oreillers parsemés de cheveux abandonnés nous convainc d’accepter l’offre, sous condition de voir la couchette avant de payer. Aussi grand qu’un placard, le « compartiment privé pour deux personnes » a toutefois les qualités essentielles que nous recherchons : propreté et intimité.

Les billets sont échangés et nous nous installons enfin, prêts pour un repos bien mérité. Tout habillés, nous nous glissons sous les couvertures – j’ai choisi le lit surélevé  qui me rappelle des souvenirs d’enfance : à l’époque je partageais une chambre avec mon frère Marc qui avait tendance à faire des rêves agités, si bien qu’une nuit il tomba du lit supérieur et détruisit dans un grand fracas une de mes rares construction en Lego. Aujourd’hui c’est moi l’aîné donc je dors au-dessus ! Dormir… c’est un souhait plutôt qu’une réalité : le train est sans doute un vestige de l’époque prérévolutionnaire et le concept d’insonorisation semble inexistant. Boules Quiès dans les oreilles, je tourne et retourne dans ce lit au confort spartiate : je sens les lattes se creuser dans mon dos au travers du matelas. Je parviens quand même à fermer les yeux et à trouver le repos.

Une clé tourne dans la serrure, un homme en casquette ouvre la porte et prononce une tirade en vietnamien, puis disparaît et referme la porte. Mai et moi nous regardons incrédules : comment se fait-il que ce type ait la clé de notre « compartiment privé » ? Mon regard tombe sur un microphone et un interrupteur sur le mur et soudain tout s’éclaircit : nous sommes dans la couchette des contrôleurs, et l’intrus est le collègue et copiaule de celui qui nous a vendu sa chambre! Rassuré mais encore sous le choc d’un réveil en sursaut, je n’arrive pas à me rendormir et en prime il faut que j’aille aux W.C. d’ici peu sous peine d’une catastrophe. Je déambule dans les couloirs du train, apercevant au passage le contrôleur qui ronfle dans notre couchette assignée, alors qu’au-dessus de lui les victuailles sont épuisées mais la partie de cartes continue de plus belle. A moitié endormi, j’entre dans les toilettes : un espace vide avec un trou au-milieu par lequel j’aperçois la voie ferrée. Je fais un bond en arrière et je me pince le bras mais malheureusement je ne me réveille pas dans une chambre d’hôtel confortable : je suis toujours dans le train, et cet orifice dans le plancher est la seule solution au problème du moment.

De retour dans la couchette, Mai me demande comment sont les toilettes. « Si tu peux te retenir jusqu’à l’arrivée je pense que c’est mieux ».

Quelques longues heures plus tard il fait encore nuit quand nous nous préparons pour l’arrivée, bien décidés à ne pas manquer notre arrêt. J’enfile mes chaussures, assis sur le lit de Mai. Mes yeux hagards se posent sur le lit supérieur – mon lit. Vu de dessous je découvre qu’il est fait d’un simple carton disposé entre les barres métalliques et le matelas de 5cm d’épaisseur. Chaque barre a laissé en guise de souvenir une marque transversale sur mon dos. Le lit de Mai semble normal : pas de carton mais une planche de bois… C’est vraiment trop injuste !

Au petit jour, le train arrive en gare de Danang. Épuisés, fourbus et affamés, nous sommes accueillis par notre guide local. Il ne demande pas comment notre voyage s’est passé : nos visages parlent sans doute d’eux-mêmes. Immédiatement après les présentations d’usage je lui demande s’il peut échanger nos billets de train de Hue vers Hanoi contre des billets d’avion. Il se tourne vers moi avec un sourire contenu mais ses yeux sont hilares. « Bien sûr, on va s’en occuper dès que l’agence ouvre. Mais dîtes-moi… pourquoi est-ce que vous n’avez pas pris l’avion jusqu’ici ? »

 

Cédric, 25 août 2011

(Voyage en train couchette en janvier 2008)