Ramer vers le Large

Le ressac est puissant aujourd’hui. Des rides à la surface de l’Océan se transforment en vagues de 2 mètres qui frisent puis se fracassent dans un rugissement de tonnerre. Une hésitation. Je suis effrayé et excité à la fois, sans vraiment savoir lequel de ces sentiments est le plus fort. Mais d’où vient cette peur ? Je ne me suis jamais fait mal en surfant. A part une seule fois à Santa Cruz…

Je me tiens la tête entre les mains. Mon pote Cyril se tient devant moi avec un visage préoccupé, presque paniqué.
– « Ca va Cédric? »
– « J’ai mal à la mâchoire. »
– « Oui, je sais, tu répètes çà depuis 5 minutes. »
Je ne sais pas comment je suis arrivé jusqu’ici. Je me souviens de ramer vers le large ; je me souviens d’une grosse vague et d’un gars qui essayait de la surfer à plat ventre, complètement hors de contrôle, glissant vers moi et rebondissant dans les turbulences de l’écume… et puis plus rien. Pas même un flou. Une perte de temps, comme dirait Fox Mulder. Cyril raconte qu’il n’a pas pu voir ce qui s’est passé dans la vague, mais il m’a vu sortir de l’eau en tenant ma tête dans une main et ma planche dans l’autre, marcher jusqu’aux rochers, poser ma planche et m’asseoir avec la tête entre les mains. Quand il est arrivé auprès de moi je répétais « J’ai mal à la mâchoire » comme un disque rayé. Les médecins on dit après coup qu’il s’agissait d’un traumatisme crânien sérieux : la planche perdue du type hors de contrôle a probablement percuté le côté de ma tête avec violence. Ceci a causé une perte de mémoire à court-terme – un symptôme plus courant en cas d’accident de voiture mais une planche de surf en fibre de verre de 3m de long qui vous heurte la tronche à pleine vitesse peut produire le même effet. J’ai eu de la chance !

Je secoue la tête pour dissiper le passé et revenir dans le présent, pour me convaincre que je peux le faire, pour oublier que mes tentatives précédentes pour surfer des grosses vagues et des petites planches ont toutes été infructueuses. Il s’agit d’un nouveau lieu (Santa Teresa, au Costa Rica), d’une nouvelle planche (un ‘Fish’ de 6 pieds 4 pouces) et aussi d’un nouveau moi (affranchi de nombreux fantômes) : des conditions parfaites pour un nouveau départ. Je commence à ramer vers le large avec la ferme intention de franchir le point où les vagues se brisent afin de pouvoir démarrer avec un maximum de pente, comme un vrai surfeur. Mais le ressac pilonne sans cesse et me repousse encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste aucune force dans mes épaules et que mes papilles soient saturées de sel.

Je fais une pause sur la plage, à boire de l’eau douce et à observer les surfeurs expérimentés. Je les regarde ramer et « plonger en canard » dans les grosses vagues, infatigables. Cà paraît si simple… Puis je réalise qu’avant d’apprendre à surfer sur de grosses vagues il faut que j’apprenne à ramer au travers de grosses vagues. Les alpinistes ne grimpent pas jusqu’en haut d’une montagne en gardant leurs yeux fixés sur le sommet : ils conquièrent les pentes virage après virage, pas après pas, mettant toute leur attention dans chacun d’eux. Afin de passer au-delà de l’écume je dois me concentrer sur chaque coup de rame, chaque plongeon en canard. La première vague imposante se précipite sur moi – une montagne d’eau en furie. Je pousse ma planche vers le bas avec toutes les forces qu’il me reste, et plonge. Je sens le remous puissant de la vague qui passe au-dessus de moi, et j’émerge de l’autre côté. Je respire à pleins poumons, chasse l’eau salée de mes yeux et recommence à ramer, empli d’une sensation de victoire.

 

Cédric, 15 novembre 2011

Je dédie ce texte à Andy, le seul surfeur que je connaisse qui avoue avoir peur.