Quand Biela rencontre Manly

Comme je me gare devant le Refuge d’Animaux d’Oakland en ce jour chaud et ensoleillé de Novembre, j’ai un doute. Nous voulons régler les problèmes de comportement de notre chien en acquérant un second chien. Et si ça ne marche pas ? Au fait, comment en est-on arrivés là ?

Notre amie à quatre pattes, un Eskimo Américain nommée Biela, souffre d’anxiété de séparation. Cela se manifeste par des actions destructrices en notre absence, depuis la mastication d’objets variés quand nous la laissons à l’intérieur de la maison (meubles, chaussures de mariage, et même un téléphone portable) jusqu’au massacre de parterres de fleurs et à l’excavation de tunnels quand elle reste seule dans le jardin. Bien que nous aimions cette petite boule de poils énormément, sa capacité à faire des conneries cause trop de stress dans nos vies. Il faut que nous fassions quelque chose. Nous avons expérimenté différences méthodes de dressage pour endiguer ses pulsions ravageuses : toutes ont échoué lamentablement. Il n’y a plus qu’une chose à essayer : flanquer à Biela un ami pour lui tenir compagnie quand nous ne sommes pas à la maison. Notre solution pour réduire les dommages collatéraux est de lui donner un compère. Dans le monde du jeu on appelle çà ‘quitte ou double’.

Avant de pousser la porte qui mène au chenil Mai se tourne vers moi et répète son critère non-négociable : « Pas de pitbulls. Pas de gros chiens. » J’acquiesce et nous pénétrons dans un monde d’aboiements, de couinements, de remuages de queues et de sauts en tous genres. Le fort parfum de détergent industriel ne parvient pas à dissimuler l’odeur de poils, d’urine et d’excréments canins. Même les émotions apportent leur propre senteur : peur, emprisonnement, besoin d’amour… « Choisis moi ! Sors-moi d’ici ! » crie chaque animal. Certains jappent, certains hululent, certains rebondissent, certains se dressent sur leurs pattes arrière, tous essaient d’attirer l’attention des visiteurs comme si leur vie en dépendait. En vérité c’est bien le cas.

Mai s’arrête et pointe une cage du doigt : « Est-ce que tu as vu celui-là ? » Allongé sur une couverture, un genre de mastiff assez massif paraît insensible au brouhaha environnant. Mai s’agenouille. La grosse tête du chien se lève doucement. Il la regarde avec les doux yeux d’un géant au cœur tendre. Elle touche les barreaux de métal de sa cage. Il se penche en avant et lui lèche les doigts.

Elle fond.

Un volontaire du refuge emmène le gros chien dans la cour pour une rencontre privée. Son nom adoptif est Bongo et la Police d’Oakland l’a trouvé errant dans les rues de la ville durant une patrouille de nuit. Quand les flics l’ont déposé au refuge l’animal n’était qu’un sac d’os, cela faisait sans doute plusieurs jours qu’il n’avait pas mangé. Patiemment le personnel lui a refait une santé et redonné un peu de poids. Il a encore des hanches saillantes et je peux compter les côtes sur son poitrail si large et maigre. Perchée en haut de ce corps affaibli, la tête massive de Bongo semble disproportionnée.

Étant gamin j’ai grandi avec un Dogue de Bordeaux du nom d’Orloff. Ce chien était baraqué, plus lourd que moi et presque aussi grand. Malgré une attitude grincheuse et rebelle avec les adultes, il était mon ange gardien doux et affectueux. Parfois je lui donnais à manger une croquette, la tenant entre mes petits doigts, et il la prenait délicatement du bout des lèvres. Pas étonnant que j’aie un faible pour les gros chiens.

Je suis prêt à ramener Bongo à la maison sans attendre mais avant de prendre une décision il nous faut présenter Bongo à Biela… pour être sûrs qu’ils s’entendent bien. Au parc notre petite Eskimo aime jouer avec les mâles plus grands qu’elle donc j’ai bon espoir.

Le lendemain nous revenons pour le ‘rendez-vous’. Une volontaire du refuge amène Bongo dans la zone de rencontres. Les deux chiens s’ignorent complètement l’un l’autre. Ils déambulent, reniflent la pelouse, comme si l’autre n’était pas là. Je sens le poids de la déception : je voulais qu’ils s’entendent, qu’ils jouent ensemble. La femme du refuge nous explique que ce comportement est en fait un bon signe : cela veut dire qu’ils s’acceptent l’un l’autre et qu’aucun des deux ne ressent le besoin de prouver sa dominance. Que la psychologie canine soit louée !

Un peu de temps et beaucoup de papiers plus tard, Bongo fait maintenant partie officiellement de la famille Bréhaut. Mai propose de l’appeler ‘Manly’ car sa couleur lui rappelle celle du sable de Manly beach, en Australie. C’est également un nom adéquat pour un chien dont le poitrail et les épaules de déménageur évoquent un caractère bien masculin. Sur le chemin du retour je demande : « Tu n’avais pas dit ‘ni pitbulls ni gros chiens’ ? »

*

Cela fait deux semaines que nous avons adopté Manly. Quand nous rentrons à la maison après le boulot nous trouvons parfois les chiens dormant a pattes fermées sur les chaises de jardin. Ils passent des heures à chahuter gaiement dans la cour. Bien sûr Manly est plus fort physiquement que Biela mais le costaud prétend souvent tomber à terre, se renverse sur le dos et laisse sa copine avoir le dessus.

Manly le doux géant a gagné le cœur de Biela, et le nôtre.

  

 

Cédric, le 24/12/2012 (Biela rencontra Manly en hiver 2007)