Le Blues de Tokyo

Aéroport de Narita. Mon chef et moi nous dirigeons vers le comptoir d’immigration et présentons nos passeports. John est invité à passer sans plus de formalités mais l’agent des services d’immigration garde mon passeport et le feuillète de ses gants blancs immaculés. « Monsieur, suivez-moi s’il vous plaît. » Je demande s’il y a un problème. « Attendez ici Monsieur. » Ici est une salle blanche remplie de sièges vides face à un comptoir tout aussi déserté. Je suis déjà passé par le second niveau de contrôle d’immigration aux Etats-Unis mais ce pays, ses coutumes et sa langue me sont complètement inconnus. Intimidé, je me demande si quelqu’un m’observe par le biais des caméras de surveillance. Un homme entre dans la salle avec mon passeport à la main. « Quel genre d’affaires vous amène dans mon pays, Monsieur ? » La perspective d’un accueil chaleureux au Japon rétrécit à vue d’œil. J’explique mes rencontres prévues avec les entreprises japonaises X et Y (c’est confidentiel) et je tends ma carte de visite. L’homme s’en va sans un mot. Il revient quelques minutes plus tard. « Vous avez un passeport français mais vous travaillez pour une companie américaine. Avez-vous une carte de séjour ? » J’acquiesce et montre ma carte verte. Il la saisit et quitte la salle de nouveau. Alors que je commence à me poser des questions sur les vols pour retourner à San Francisco l’homme réapparaît. Il me tend mon passeport, ma carte verte et mes formulaires d’immigration avec le tampon si difficile à obtenir. « Merci Monsieur, vous pouvez passer maintenant. » J’imagine que c’est un « bienvenue » à la japonaise.

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Le chauffeur du bus limousine porte lui aussi des gants blancs – est-ce que tout le monde ici a les mêmes ? Avant de démarrer le bus il nous fait une courbette et prononce quelques phrases en japonais – probablement pour se présenter et exprimer que c’est un honneur de compter notre présence dans son bus. En fait je n’en sais rien. Au moment où le bus commence à s’éloigner du trottoir la fille qui vérifie les tickets fait à son tour plusieurs courbettes en notre direction. Je la regarde de loin et me demande à quel point elle déteste faire la révérence à des bus toute la journée. Tous les passagers du bus limousine sont des hommes, comme indiqué par un panneau qui semble étrangement inapproprié dans un des pays les plus développés du monde : une silhouette masculine en noir, une silhouette féminine en rouge. Les femmes ne sont pas autorisées à bord. Elles poinçonnent juste les tickets et elles font des courbettes.

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Je n’ai toujours pas avalé la pilule : nos collègues de Tokyo ont réservé une chambre pour John au célèbre et luxueux hotel Marunouchi avec vue sur la fameuse gare de Shibuya alors que moi, simple pion, je vais loger au Marriott en bordure du quartier de Ginza, avec vue sur… rien de spécial. La chambre est correcte quoiqu’un peu petite, et le siège des toilettes ressemble à un vaisseau spatial de la Guerre des Etoiles. Il parle, joue de la musique (ou des sons de nature : vous pouvez choisir ce qui vous inspire le plus), chauffe le siège pour que vos fesses n’attrapent pas froid, et nettoie votre derrière avec un jet d’eau à la température optimale. Enfin … si vous arrivez à comprendre comment ça marche. Je devine que les japonais aiment que leur derrière soit dorloté, et ils n’hésitent pas à avoir recours à la technologie pour satisfaire leurs besoins.

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Affamés par plusieurs heures passées à explorer à pied les rues de Tokyo, John et moi entrons dans un gratte-ciel offrant des vues panoramiques de la ville et un grand choix de restaurants. On nous guide vers nos sièges dans un décor chic à l’ambiance feutrée. En un clin d’œil nos manteaux disparaissent pendant que du thé, de l’eau et de délicieux petits pois ‘édamamé’ apparaissent sur la table. Le menu en japonais est parsemé de traductions anglaises aussi rares que douteuses. John se gratte la tête et se lance : « On veut juste un en-cas. Quel genre de sushi est-ce que vous avez ? » La serveuse se crispe pendant quelques secondes avant d’expliquer : « Je suis désolée Monsieur, nous n’avons pas de sushi ici. Nous sommes un restaurant. » John et moi nous regardons l’un l’autre et nous prenons conscience de notre faux pas culturel. Pour les sushi il n’y a qu’une option : la porte. Nous nous sentons un peu gênés mais ce n’est rien à côté de l’embarras de la serveuse et du reste du personnel qui se confond en courbettes, en sourires, et répète sans arrêt : « Vraiment désolé », comme si notre erreur était leur responsabilité et qu’ils se devaient d’être embarrassés à notre place.

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Dimanche matin. Chaussures de course aux pieds et écouteurs sur les oreilles, je pars pour un footing. Je commence par Ginza, le quartier de shopping de luxe, où je me retrouve au beau milieu de milliers de lècheurs de vitrines vêtus de Vuitton, Gucci, Chanel, et toutes les autres marques de luxe possibles. Bientôt j’atteins les magnifiques jardins et les rivières qui entourent le Palais Impérial. Je viens de tomber par hasard sur l’endroit où les habitants riches et sportifs de Tokyo aiment courir le dimanche matin. J’en profite pour observer les paysages et les gens autour de moi, et je suis un groupe de visiteurs qui se dirige vers le Palais. Une voix autoritaire parvient à mes oreilles malgré la musique de mon iPod. « Monsieur ! Monsieur ! Pas courir ici, seulement marcher ! » Un garde impérial marche à toute vitesse derrière moi (techniquement il ne court pas). J’imagine les cellules des prisons japonaises comme des chambres d’hôtel super propres avec des sièges de toilettes dernier cri mais je préfère ne pas vérifier mes hypothèses en personnes, alors je retourne en marchant jusqu’à la zone où je peux reprendre mon footing avec les habitués. Certains coureurs portent des dossards, et bientôt j’approche de la ligne d’arrivée d’une course, essayant de battre le gars devant moi au sprint afin d’avoir ma photo dans le journal de Tokyo. Je ne saurai jamais si ma trombine est parue dans le Tokyo Times mais je sais que ce type était bien trop rapide pour moi.

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Un peu plus tard je retrouve John et nous nous promenons dans une autre section des jardins du Palais Impérial, émerveillés par l’ampleur de ce domaine situé en plein cœur d’une des villes à la plus forte densité de population au monde. Un vieil homme engage la conversation en anglais. Tout comme l’agent des services d’immigration, il est curieux de savoir « quel genre d’affaires m’amène dans son pays ». Nous travaillons dans l’énergie solaire, nous venons de San Francisco en Californie, bla bla bla. Tout à coup l’homme me dévisage et demande : « Êtes-vous homosexuel ?» Je reste sans voix mais Marc se met à rire et répond : « Non il n’est pas homosexuel, il est juste français. »

Ce soir là j’ai quartier libre, et je me rends compte à quel point j’ai de la chance d’être à l’hôtel Marriott : à quelques minutes de marche au gré du vent je découvre une voix de chemin de fer surélevée sous laquelle sont nichés des bars et des restaurants. Il fait nuit noire, de la vapeur s’échappe du sol par des grilles de ventilation, et je ne suis capable de comprendre aucune des enseignes autour de moi. J’ai l’impression d’être dans une scène de ‘Bladerunner’ – je m’attends à tout moment à voir surgir Harrison Ford à la poursuite d’un Réplicant. Je choisis un restaurant au petit bonheur la chance et je descends les marches pour aller m’asseoir au bar (comme tous les autres commerces situés sous la voie ferrée, cet endroit s’enfonce légèrement au-dessous du niveau de la rue). N’ayant aucune idée de ce que j’ai commandé, je me retrouve avec une grosse pièce de thon cru dans mon assiette, une cuillère à soupe, des baguettes, et aucune idée comment m’y prendre pour manger ce truc. Un homme d’affaires en costume est assis seul à l’autre bout du bar. Il se lève, vient vers moi et dans un anglais digne d’un pair du royaume il me demande si j’ai besoin d’aide. Oui !!! Sa mains entraînée saisit la cuillère et creuse pour extraire la chair du poisson ton en évitant les arêtes avec une précision chirurgicale. Le bon samaritain me souhaite un bon appétit, me félicite pour avoir choisi ce plat, retourne à son siège et finit son dîner comme si de rien n’était.

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Je marche dans les rues de Ginza, empli d’émotions contradictoires. Cette ville est si grande, si moderne, si propre, si vivante, si occupée, si organisée… mais une vague de tristesse déferle en moi, inondant mon âme. D’aucuns disent que chaque ville peut être décrite par un mot, une seule chose qui capture l’essence de l’endroit. Pour moi, le mot pour Tokyo est « ordre ». Et ça me rend fou. J’ai envie de crier à pleins poumons, de faire des grimaces, de me mettre tout nu et de courir en donnant des gifles aux passants jusqu’à ce qu’ils se réveillent et se comportent comme des êtres humains, et non des robots. Mais je reste là, j’observe, je prends de magnifiques photos nocturnes de Ginza et je me réjouis à l’idée de rentrer à San Francisco le lendemain. Tokyo, tu es une ville magnifique et surprenante et je suis sur que tu as un cœur toi aussi. Peut-être que ces 48 heures étaient trop courtes pour le trouver.

 

Cédric, 1er août 2011
(Voyage à Tokyo en décembre 2010)