La Volonté de Vivre

Jacques était assis sur un grand banc, ses jeunes jambes se balançant au rythme de l’air qu’il fredonnait dans sa tête. Le garçon blond aux yeux bleus portait une culotte courte, comme n’importe quel gamin de dix ans en été. Aujourd’hui était un jour de semaine et il n’irait pas à la messe, et pourtant il arborait sa chemise du dimanche. Comme le soleil brillait haut dans le ciel et la chaleur pesait, il avait déboutonné son col. Sa mère n’aurait pas approuvé, mais elle n’en saurait rien.

Jacques attendait le train, et le train était en retard.

Normalement, Jacques serait immergé dans le conte héroïque d’un chevalier, d’un explorateur ou d’un conquérant. Il aimait les livres comme les autres enfants de son âge aimaient jouer au ballon, pêcher, ou faire l’école buissonnière. Normalement, il continuerait à lire jusqu’à ce que le train soit entré en gare, perçant le monde des rêves et le ramenant dans la réalité dans un épais nuage de vapeur. Mais ce jour n’était pas un jour normal, et ce train n’était pas un train normal. Pas pour le garçon de dix ans assis sur ce banc.

La normalité. Une notion si simple était devenue un concept bien abstrait. Le rationnement alimentaire était-il «normal» ? Se cacher dans le grenier pour écouter une émission de radio interdite était-il «normal» ? Se réveiller la nuit pour entendre le bruit des hélices d’avions, des bombes et de l’artillerie était-il «normal» ? La Seconde Guerre Mondiale faisait rage, et l’absurde était devenu normal pour Jacques comme pour des millions de ses compatriotes. Nous étions en juin 1943. La France était occupée par l’Allemagne depuis près de trois ans. Les souvenirs lointains du petit garçon concernant l’avant-guerre se dirigeaient inexorablement vers l’oubli, vestiges d’une autre vie.

Toujours pas de train. Jacques se rendait souvent à La Rochelle, la grande ville la plus proche, afin de voir le médecin pour ses problèmes de dos, et le garçon savait que les trains arrivaient rarement à l’heure prévue. Une fois, il lisait un livre assis sur un banc, tout comme aujourd’hui, en attendant le train retour pour Niort, où il prendrait une correspondance pour sa destination finale, le petit village de Saint Liguaire. Dans l’Express de Paris, arrêté à la plate-forme d’à côté, quelqu’un poussa un cri de douleur (ou bien était-ce de terreur ?) Jacques souleva les yeux au-dessus de son livre et aperçut deux hommes en uniforme de la Gestapo tirant une jeune femme hors du wagon, puis la traînant sur le quai, chacun lui tenant un bras. La foule s’écarta. La plupart des gens détournèrent les yeux, prétendant ne pas entendre les appels à l’aide désespérés de la captive. Certains furent assez courageux pour regarder, mais tous savaient que défier ces deux hommes les mènerait au mieux dans une cellule de prison, et au pire à la torture et à la mort. La peur était le plus puissant allié de la Gestapo. Plusieurs raisons pouvaient retarder un train, et même en pleine chaleur estivale, certaines donnaient froid dans le dos à Jacques.

Il était venu à la gare dans la cariole d’un paysan, qui d’habitude servait à transporter des produits de la ferme. Les gens de la ville devaient faire la queue pour obtenir de la viande et des produits laitiers, ou payer une fortune sur le marché noir, mais de tels problèmes ne se posaient guère à la campagne. D’habitude, Jacques parcourait à pied les quelques kilomètres entre sa maison et la gare, mais le fermier était heureux de l’aider. Non seulement le garçon lui achetait du lait et du fromage chaque semaine, mais aujourd’hui, Jacques accomplissait une mission importante, et l’homme était fier d’y avoir son rôle à jouer. Comme tant de gens ordinaires, il n’avait pas rejoint la Résistance mais il se considérait tout de même comme un patriote.

Une locomotive siffla au loin. Les trois passagers au départ se levèrent et rassemblèrent leurs bagages. Un homme chétif aux cheveux gominés jeta sa cigarette et redressa sa veste. Une femme potelée portant une robe élégante arrangea sa coiffure. Une bonne sœur se signa et rapprocha son sac. Le fermier, qui se tenait près de sa carriole et mâchait un morceau de paille, fit à Jacques un sourire complice. Les jambes du garçon cessèrent de se balancer. Son cœur battait soudain si fort qu’il sentait le sang pulser dans ses doigts. Il attendait ce moment depuis trois longues années, presque un tiers de sa vie, et maintenant il aurait bien aimé avoir un peu plus de temps pour se préparer. Essoufflé, le train entra enfin en gare, puis vint à s’arrêter dans un dernier sifflement.

Jacques se leva. Avec des jambes de coton et un nœud dans l’estomac, il scruta la scène.

Deux petites têtes passèrent par une fenêtre pour jeter un coup d’œil puis disparurent aussitôt, déçues par la banalité de la station de Saint Liguaire. L’homme chétif aida la bonne sœur et la femme potelée à hisser leurs bagages et leurs personnes à bord du train, puis il monta à son tour. Jacques se demandait s’il s’agissait bien du train qu’il attendait, et la pensée desserra légèrement le nœud qu’il avait dans le ventre. Vers la fin du quai, un homme grand et maigre sortit lentement de la dernière voiture, une petite valise à la main. Son uniforme aurait sans doute pu contenir deux hommes comme lui. Sa grande tête semblait dépareillée sur un corps si frêle. Ses pommettes étaient protubérantes, ses yeux d’un bleu triste étaient enfouis au creux de leurs orbites, et sa peau pâle se confondait avec le col de sa chemise. Il se recroquevilla et laissa échapper une toux râpeuse. À bout de souffle, l’homme maladif resta immobile sur le quai pendant un moment, rassemblant ses forces avant de se redresser. Son regard bleu azur tomba sur les yeux de l’enfant qui le dévisageait.

Jacques se mit à courir. L’homme laissa tomber sa valise et s’agenouilla juste à temps pour que le garçon lui saute dans les bras en chuchotant « Papa ».

Le père de Jacques, Maurice, était l’un des neuf cent vingt-sept prisonniers que l’Allemagne avait renvoyés en France la semaine précédente. Comme tant d’entre eux, il aurait voulu pouvoir effacer ces trois dernières années, mais il n’oublierait jamais, et ne pardonnerait jamais, ce qu’il s’était passé depuis qu’il avait quitté sa famille, toute une vie auparavant. La honte de se rendre à l’ennemi. Les deux lettres « K.G. » sur le dos de sa chemise, l’abréviation des deux seuls mots d’allemand qu’il se laisserait apprendre : Kriegsgefangene (Prisonniers de Guerre). Les barbelés et les miradors du STALAG XVIIA. L’humiliation du travail forcé à la scierie, jour après jour. La maladie. La faiblesse. Le désespoir.

Il ne l’aurait admis que dans ses confessions à l’aumonier, mais Maurice s’était résigné à passer le reste de sa vie en captivité. Chaque jour à la scierie l’avait drainé un peu plus de sa vie. Son esprit, si longtemps indomptable, s’était senti de plus en plus faible. Lorsque le médecin allemand avait diagnostiqué que sa bronchite chronique l’emporterait en quelques mois, Maurice avait accepté la fatalité de son destin. Mais les camps de prisonniers comme STALAG XVIIA n’avaient aucune utilité pour les hommes malades, et il avait été renvoyé chez lui pour y finir ses jours. Il avait ainsi fait la paix avec la mort, ultime instrument de sa liberté.

Et pourtant, à cet instant, dans cette gare vide, serrant son fils dans ses bras et sentant la chaude étreinte du petit garçon, Maurice sut qu’il voulait vivre.

Cédric Bréhaut, août 2017
Inspiré par l’histoire vraie de Maurice et Jacques