La Traversée

Saigon Traffic« Cours ! » s’écria Mai au beau milieu d’un grand boulevard à Saigon, au Vietnam. Elle et son frère déguerpirent jusqu’au trottoir, oubliant tous les conseils que les habitants locaux nous avaient donnés sur l’art de traverser la rue. Les klaxons retentirent alors que les scooters et mobylettes passaient en coup de vent de part et d’autre des fuyards. Par miracle, ils atteignirent l’autre côté sans encombre.

Pendant ce temps j’appliquais la méthode éprouvée : marcher à un rythme constant et prévisible, laisser l’essaim de deux-roues et le taxi de passage glisser autour du champ de force invisible entourant mon corps.

 

Une partie du plaisir que je prends à voyager vient du frisson que l’on éprouve au contact de différents comportements collectifs. Et le code de conduite tacite qui régit les interactions entre piétons et conducteurs est l’un de ceux que je préfère. Bien que les lois officielles soient pratiquement les mêmes tout autour du monde – les véhicules doivent céder le passage aux piétons, et ne pas les blesser – la réalité prend des formes bien différentes dans les différents recoins du globe.

 

À San Francisco, quand une personne traverse la rue – ou est sur le point de le faire – les voitures s’arrêtent pour la laisser passer. Si un automobiliste ne se soumet pas à cette règle, le piéton est susceptible de lâcher une insulte, de faire un doigt d’honneur, ou les deux.

Quelques mois seulement après avoir emménagé dans la ‘Cité au bord de la Baie’, j’effrayai involontairement un passant à une intersection. Je le vis juste à temps et arrêtai la voiture avant qu’il y ait un vrai danger. L’homme se prit à jurer, et je commis l’erreur d’ouvrir la fenêtre pour entamer une conversation. Il me cracha au visage et s’en alla en continuant à pester de vive voix.

Quelques années plus tard, à présent un vrai San-Franciscain, je traversais la rue nonchalamment quand une voiture se dirigea vers moi sans ralentir, son conducteur apparemment inconscient de ma présence. Je fis un pas en arrière, assez loin pour me mettre à l’abri mais assez proche pour une riposte, et je frappai le coffre du plat de la main afin que l’enfoiré croie que son véhicule était endommagé.

La règle d’or de la conduite à SF est : « On ne cherche pas les piétons. »

 

Au début, l’Italie me rendit perplexe. Les voitures vont vite, même dans les petites rues, et ne s’arrêtent pas pour les piétons qui attendent de traverser. À un carrefour encombré vous pourriez probablement passer un quart d’heure à attendre que quelqu’un vous laisse passer. Si vous avez de la chance. Mais après avoir observé les habitants locaux, je finis par comprendre l’astuce. Si vous vous mettez à traverser, les voitures s’arrêteront. C’est un peu comme jouer à celui qui se dégonflera le premier, sauf que vous jouez votre vie.

La stratégie est d’attendre que le prochain groupe de véhicules soit suffisamment loin pour pouvoir s’arrêter avant de vous percuter. Ensuite vous marchez d’un pas confiant, tout en gardant un œil sur le trafic afin de pouvoir sauter en hors de la trajectoire en cas de conducteur distrait ou de freins défectueux.

Il me fit un peu de temps pour m’habituer mais une fois le choc passé j’éprouvai une satisfaction intense à traverser les avenues encombrées du cœur de Rome à l’heure de pointe. Surtout quand je laissai derrière moi un groupe de touristes, cloués au trottoir et se grattant la tête. Quels bons moments !

 

Munich, en comparaison avec Saigon, Rome et San Francisco, semble être la ville la plus sûre de la Terre. Comme chacun le sait, les Allemands sont polis, bien élevés et respectueux. Et les conducteurs cèdent toujours le passage aux piétons. Tout du moins c’est ce que je croyais.

Après trois jours dans la capitale bavaroise, je me sentais à l’aise avec l’environnement local, et je décidai de prendre un raccourci : au lieu de suivre le chemin désigné pour se rendre sur la belle Karpslatz – un long détour autour d’une avenue à quatre voies – je marchai tout droit vers ma destination, en dehors de tout passage piéton. Les seules voitures en vue étaient loin. Pas de quoi en faire un fromage.

À ma grande surprise, le concerto de BMW et de Mercedes accéléra, parcourant la distance qui nous séparait beaucoup plus vite que prévu, comme s’ils essayaient soit de me percuter soit de me faire avoir une crise cardiaque. La règle d’or à Munich est : « On ne traverse pas en dehors des clous. »

Je perdis mon sang froid. Je me mis à courir.

 

Cédric, 4 août 2013