La Guerre des Souris

Il y avait bien eu des signes précurseurs, comme de petites crottes noires dispersées aux quatre coins du sous-sol, mai il fallut une preuve irréfutable pour que je me rende à l’évidence. Elle fut faite en un samedi matin ensoleillé lorsque je soulevai un nouveau sac de nourriture pour chiens et que les croquettes commencèrent à s’écouler par terre : un trou d’un centimètre de diamètre avait été patiemment découpé dans la matière plastique par de toutes petites dents affilées comme des lames de rasoir. « Pas de soucis, problème facile à résoudre ! » me vantai-je en versant les croquettes dans un panier à linge en plastique rigide d’une épaisseur de plus d’un millimètre. Trois jours plus tard, au même emplacement, je me grattai la tête en contemplant une ouverture circulaire parfaitement taillée dans la paroi du panier. Je levai mon poing fermé vers le ciel et déclarai à cet instant la guerre aux souris imprudentes qui avaient osé me défier.

À la quincaillerie j’étudiai et évaluai les technologies à la disposition de l’homme du XXIème siècle pour faire la guerre aux rongeurs. Le poison ? J’imaginai une souris à l’agonie cherchant en vain sa respiration, de l’écume lui sortant de la bouche, son petit corps secoué par des spasmes violents… non, merci. Piège collant? Il y a un inconvénient majeur : une fois que l’ennemi est pris avec les pieds collés au piège il est toujours vivant et il faut le tuer soi-même… non, merci. Une bonne vieille tapette ? Rapide, propre, mort instantanée sans douleur… pourquoi pas ? J’en achetai un paquet de trois et retournai à la maison afin de me préparer pour la bataille. Je disposai les pièges un par un autour de l’Eldorado des souris (le tas de nourriture pour chiens). Au lieu du classique morceau de fromage j’utilisai des croquettes.

Le lendemain à 7h du matin je descendis l’escalier au ralenti, pas bien réveillé. Comme d’habitude j’entrai au sous-sol pendant que les chiens se ruèrent dehors et attendirent leur petit-déjeuner de l’autre côté de la porte du garage. Le premier piège avait très bien marché : la souris nº 1 était probablement morte instantanément et était allongée avec les quatre jambes écartées, comme écrasée par une voiture. La scène du crime au second piège était plus violente: la souris nº 2 baignait dans une mare de son propre sang. Quant au troisième piège, il était… parti ! Je fermai les yeux, les frottai et regardai de nouveau, mais il n’y avait pas d’erreur. La veille au soir j’avais disposé trois pièges et ce matin il n’y en avait plus que deux. Derrière la porte les chiens s’impatientaient, et Biela faisait des bons verticaux : je pouvais voir son visage apparaître et disparaître à travers la fenêtre comme si elle faisait du trampoline. Elle travaillait sans doute en tant que chien de cirque avant que nous l’adoptions. Je jetai les deux cadavres à la poubelle, nourris les chiens, et commençai la journée.

À 18h il fut l’heure de donner à manger aux chiens de nouveau. Après qu’ils eurent couru en haut de l’escalier pour attendre que je les fasse entrer dans la maison, le silence s’installa dans le sous-sol. Un grattement à peine audible attira mon attention. Il semblait venir de derrière le lave-linge. Je déplaçai la machine, m’armai d’une lampe torche et d’un marteau, jetai un œil dans l’ombre du recoin, et découvris la tapette manquante. La souris nº3 était une dure à cuire : son bras et son épaule étaient pris dans le piège mais elle avait réussi à se tirer (ainsi que le piège qui était sans doute plus lourd qu’elle) sur la moitié du garage. Ça faisait de la peine à voir. Il fallait que je mette fin à ses souffrances. Le marteau fut bien utile.

***

On sonne à la porte. C’est Marie, elle a vu mon annonce sur AuBoinCoin.fr et elle est venue voir le sofa que nous mettons en vente. J’ouvre la porte du garage pour la faire entrer. Nous avons acheté ce canapé convertible pour notre première maison, à Redwood Shores. C’était la pièce parfaite pour apporter de la chaleur dans un salon géant au plafond voûté. Dans notre nouvelle maison au centre de San Francisco le canapé prenait trop de place dans la salle de séjour alors nous l’avons remplacé par un modèle aux lignes plus fines. Avant la visite de Marie j’ai soigneusement dépoussiéré le sofa et je me suis assuré qu’il n’avait aucune tache ou défaut. Elle s’assoit et le trouve très confortable – pas de doute, elle va l’acheter. Marie me demande de lui montrer comment on le déplie pour le convertir en lit. « Très simple : il suffit de retirer les coussins et de tirer cette manette. » Soudainement son visage pâlit et son sourire s’efface. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? « Des crottes de rat ! » s’écrie t-elle avec une moue de dégoût. Je me tourne vers le canapé, évalue la situation, et réponds : « Non, pas des crottes de rat. Ce sont des crottes de souris. Nous avons eu quelques souris dans le garage mais je m’en suis débarrassé. Je vais nettoyer le sofa à fond et je peux te le laisser à un bon prix. » Marie bégaie une excuse, sort du garage, monte dans sa voiture et disparaît à jamais.

 

Épilogue

J’entends un grattement. La souris manchot porte un long manteau avec une capuche sur la tête. Elle erre sans fin dans le sous-sol, grattant le sol avec le crochet qui remplace son membre manquant. Avec une voix de fausset elle répète : « Souviens toiiiiii… l’été dernieeeer. »

 

Cédric, 3 juin 2012