Les rues de Chennai défilent par la fenêtre du taxi qui me promène de par la ville pour cette visite éclair d’une demi-journée. Une femme est assise à même le trottoir, sa fille à ses côtés, toutes les deux en train de dénuder des câbles – afin d’extraire le cuivre précieux de sa peau de plastique sans valeur. Le visage de la mère est calme. Des rides profondes semblent indiquer un âge d’au moins cinquante ans… mais l’intensité de la lueur dans ses yeux révèle qu’elle est sans doute beaucoup plus jeune que cela. Je ressens l’aura de cette femme quand le taxi la dépasse. Elle n’arbore aucune colère, aucun ressentiment, juste de la tristesse. Dans ses yeux le monde est exactement tel qu’il devrait être. Une vague de mélancolie remplit mon âme. Comment puis-je me plaindre de quoi que ce soit concernant ma propre vie quand cette personne si belle vit une existence si précaire ? Comment peut-il être si difficile pour moi de trouver la paix intérieure quand elle semble l’atteindre sans effort ?
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Les bureaux de ma boîte sont situés dans un bâtiment moderne de 10 étages. Accès Internet à haut débit, salles de réunion ultra-modernes, murs et portes de verre, ordinateurs portables à foison, et l’essentiel bien qu’invisible générateur diesel qui se déclenche à chaque coupure d’électricité. Encore sous le coup du décalage horaire, je me dirige vers la cuisine pour prendre un autre café. Sans que je dise un mot elle sait que j’ai besoin d’une tasse propre et m’en trouve une – puis elle me sert en café et m’offre du sucre. Ce n’est pas parce qu’elle est de bonne humeur ou parce qu’elle me trouve mignon… mais parce que c’est son boulot. Une fois que le café a fini de s’acheminer dans mon corps je m’achemine vers les toilettes. Il a sans doute 18 ans et son boulot est de s’assurer que les W.C. restent impeccables – alors il y passe le plus clair de son temps, à nettoyer les sanitaires et à essuyer les gouttes d’eau sur le rebord des lavabos.
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Dans les pays occidentaux les équipes de nettoyage commencent généralement leur tournée quand les autres employés sont rentrés chez eux. Leurs vies ne croisent quasiment jamais celle des gens dont ils nettoient l’environnement de travail. Je me sens bizarre, presque coupable, si je me trouve au bureau quand ils arrivent : je n’aime pas être rappelé que quelqu’un fait le ménage pour moi. Mais ici pas moyen d’y échapper : la dame qui sert le thé/café et nettoie les tasses, le garçon qui s’occupe des toilettes, et des légions de leurs semblables sont parmi nous, cachés sous nos yeux. Je semble être le seul à remarquer leur présence, à les regarder dans les yeux, à les remercier. Ils paraissent gênés, tellement habitués à être invisibles aux yeux de ceux qu’ils servent. Si je restais en Inde suffisamment longtemps est-ce que j’arrêterais de les voir ?
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Petit déjeuner à hôtel – un buffet somptueux est servi pour nous clients privilégiés… avec deux cuisiniers au garde-à-vous, prêts à préparer n’importe quel plat qui pourrait nous passer par la tête. Des serveurs rapides, efficaces et polis s’assurent que tous nos désirs culinaires soient assouvis. Pendant que je savoure mon café, l’un d’entre eux amène un assortiment de plats à une famille locale – décembre est la saison de pointe pour les mariages en raison du climat relativement sec, alors l’hôtel est rempli de groupes venus pour fêter des noces. Le père de famille annonce froidement au serveur que son plat n’est pas cuisiné à son goût. Il exige qu’une autre assiette soit préparée en suivant ses instructions à la lettre. Je ne suis pas sûr de ce qui me dérange le plus : que cette homme soit si odieux ? Qu’il se comporte comme si le serveur était un esclave ? Que le serveur accepte les réprimandes et batte sa coulpe au lieu de flanquer l’assiette dans la figure du malappris ? Le super héros en moi se lève et colle un direct au malotru pour lui apprendre le respect envers ses semblables. L’homo sapiens que je suis reste assis et observe. Je me demande ce qui rend certains hommes si sûrs qu’ils sont supérieurs, et ce qui en pousse d’autres à accepter d’être traités comme s’ils étaient inférieurs. Alors que j’essaie de gérer la colère qui monte en moi, je me rends compte que le Nazi du petit déjeuner récoltera ce qu’il a semé. J’imagine un film dans lequel le cuisiner crache dans son assiette et verse subrepticement quelques gouttes de laxatif dans son café, et le serveur (qui a probablement deux boulots) frotte son oreiller entre ses jambes quand il fait la chambre. Réflexion faite, ces soldats invisibles qui préparent nos petits déjeuners, font nos lits et servent nos boissons ont beaucoup plus de pouvoir qu’il n’y paraît…
Cédric, 5 juin 2011
(Voyage à Chennai en décembre 2011)
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