Casse-croûtes : OK ! Bières : OK ! Lampes de poche : OK ! Bois : OK ! Deux cartons de déménagement pleins de paperasse : OK ! Ceci n’est pas un feu de camp comme les autres ; ce soir c’est une partie de notre passé qui va partir en fumée.
En vrai écureuil, je gardais consciencieusement toutes sortes de papiers : relevés bancaires, factures de club de sport, ordonnances médicales, documents de programmes de fidélité, compte-rendu de syndic, reçus, cartes de garantie, bulletins de salaire, notes de frais, la liste continue sans fin. Après la fin de chaque année je prenais un plaisir coupable à parcourir l’amas de papiers accumulés, à les trier, les mettre dans des fichiers et les mettre de côté dans une boîte à archives. J’apposais ensuite une étiquette subtile telle que « Cédric 2009 ». Archiver était une affaire si sérieuse que je dus acheter une étiqueteuse de bureau. Le jour où je la ramenai à la maison, emporté par mon enthousiasme, j’imprimai des étiquettes au look professionnel pour chaque tiroir dans la maison, pour les poubelles (« recyclage », « compost », « ordures») et même pour le seau d’aliments pour chiens (nous n’avons jamais mangé les croquettes des toutous par inadvertance mais on n’est jamais trop prudent). Chaque boîte d’archives, ainsi étiquetée, rejoignait ses collègues sur une étagère dans un placard et ajoutait quelques kilos au poids toujours croissant de mon histoire sur cette planète.
Le vent du large souffle et balaie le sable sur Ocean Beach. Nous avons oublié d’amener zip pour l’allumage. Nous n’avons rien pour protéger le feu naissant des rafales de vent qui l’éteignent instantanément. Comme trois débutants, Mai, Lee et moi nous relayons pour essayer de dorloter une étincelle assez longtemps pour que le feu de camp démarre. Heureusement je suis marié à un Dragon de Feu, et le signe astrologique de Mai s’accompagne d’une pointe de magie : la force de sa volonté nourrit les étincelles, les transforme en feu et le nourrit jusqu’à ce que notre passé en écritures soit englouti par les flammes.
Ces archives qui brûlent donnent un spectacle hypnotisant. Chaque papier tient une laisse invisible qui me rattache au passé, à ce que je fus ou à ce que je fis naguère. Je les entends presque hurler « Noooooon » comme ils se consument dans une lueur orange avant de se fondre dans le noir. Avec chaque papier qui se transforme en cendres un sentiment d’espace et de liberté grandit en moi.
Les braises s’envolent, disséminant des fragments de notre passé sur la plage, fonçant vers la forêt qui se tient de l’autre côté de la rue. J’imagine les gros titres de demain : « Les incendiaires mettent le feu au Golden Gate Park et signent leur crime avec des cartes de visite à demi brûlées. » Une silhouette en uniforme émerge dans obscurité l’épaisse. Le garde forestier se dresse devant nous, son visage impassible. « Ce feu n’est pas acceptable. Premièrement, il n’est pas dans un brasero. Deuxièmement, il est interdit de brûler des annuaires téléphoniques. Eteignez ce feu tout de suite ! Je pourrais vous verbaliser pour tout ça. » J’ouvre la bouche pour préciser qu’il ne s’agit pas d’annuaires mais à la place je choisis une réponse plus prudente : « Oui, Monsieur.» Nous commençons à jeter du sable sur le feu, ce qui fait immédiatement s’écrier le garde : « Le sable n’est pas acceptable. Vous devez utiliser de l’eau. » Nous n’avons qu’une toute petite bouteille d’eau presque vide et quelques canettes de bière, alors Lee demande : « Où est l’endroit le plus proche pour se procurer de l’eau ? » L’homme pointe son bras vers l’Océan Pacifique. Température de l’eau et de l’air : 13 degrés. Bien que son visage reste sans expression je sais que le garde forestier sourit à l’intérieur.
Le feu est éteint. A demi carbonisés, à demis fondus dans l’eau salée, les restes de la pile de paperasse attendent l’aube et le ramassage des ordures à San Francisco. Mes pieds sont nus et gelés ; mon pantalon mouillé et salé ; le vent hulule dans la nuit noire. En nouant mes lacets je respire profondément et apprécie l’espace intérieur.
Le passé est mort ; il l’a toujours été ; la vie n’existe qu’au présent. J’avais juste besoin d’un feu pour me purifier l’âme et me rappeler qu’il faut laisser aller.
Cédric, 25 août 2012
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