Esprit Indomptable

Toulouse, 1987 : C’est la pause déjeuner, je marche d’un bon pas pour rentrer à la maison. Le son d’un coureur qui s’approche, une voix trop familière qui crie mon nom : mon cœur s’arrête. Je connais la suite : il va m’immobiliser par une clé de bras puis frotter énergiquement mon crâne avec la jointure de ses doigts. Heureusement nous ne sommes pas dans la cour de récréation, au moins j’éviterai l’humiliation d’être promené comme un animal en laisse, sa main fermée autour de mon cou. Je tente de m’enfuir mais je suis le contraire d’un sportif : il me rattrape facilement, accompagné de deux acolytes. Cette fois-ci le traitement est différent : ils relèvent le derrière de mon blouson et le replient en avant par-dessus ma tête. Emprisonné, je ne peux ni voir ni bouger, et à peine respirer. Le vêtement immobilise mes bras, tout résistance est inutile. Puis ils s’en vont comme ils sont venus, me laissant essoufflé, ébouriffé et surtout humilié.

Tours, 1988 : Un inconnu s’approche de moi dans la cour de récréation du collège et commence à m’insulter. Piqué au vif, je décoche la phrase appropriée dans le jargon des ados de l’époque : « T’as un problème ? » Un groupe se forme immédiatement autour de nous. Je m’attends au à la confrontation habituelle entre petits durs : on se pousse chacun son tour en se regardant comme si on avait des revolvers dans les yeux, jusqu’à ce que le surveillant intervienne. Erreur : avant d’avoir compris ce qui m’arrive je suis K.O. à terre, allongé par un uppercut fulgurant délivré sans préavis. La cloche sonne la fin du match.

À cet instant précis, inconsciemment, je signe un pacte secret. Un pacte que je n’admettrai devant personne, y compris moi-même. J’accepte ma faiblesse et elle devient mon identité. Je renonce à me battre physiquement pour quoi que ce soit, même pour me défendre. Je renonce aux conflits, à la colère… et donc à la passion. Le feu du guerrier s’éteint dans mon cœur et fait place à la froideur calculatrice de l’intellectuel.

San Francisco, 2011 : C’est le grand jour : après à peine trois mois d’apprentissage des arts martiaux, ce soir je passe mon examen pour la barrette jaune. Tout s’est bien passé jusqu’à présent : revue des techniques, démonstration des formes, et cassage de planche – du premier coup ! – j’en flotte encore  sur un nuage d’euphorie. Maître Evans annonce alors la surprise de la soirée : nous allons nous livrer a des combats d’entraînement – ce que les ceintures blanches comme moi n’ont jamais pratiqué. Pendant les premières minutes je suis très tendu, je me contente d’esquiver et n’ose pas attaquer. Et puis un déclic se produit : non seulement j’attaque mais je tente des manœuvres que je n’ai pas encore apprises. Et j’adore ça. L’adrénaline afflue dans mes veines et le guerrier en moi se réveille après un sommeil de 25 ans. Quand la séance de combat se termine j’ai les avant-bras couverts de bleus, la plante des pieds à vif, le kimono trempé de sueur, et un sourire béat sur le visage. C’est déjà fini ? La cérémonie se conclut, Maître Evans demande à chacun des novices adoubés quel est celui des 5 commandements des arts martiaux qu’il/elle préfère. Sans aucune hésitation ma réponse vient droit du cœur : « L’Esprit Indomptable … parce que je ne savais pas qu’il était en moi jusqu’à ce soir. »

Comme la planche de bois quelques minutes auparavant, le pacte est rompu. La peur, cette petite voix insidieuse qui murmure ses perfidies au creux de mes oreilles depuis 25 ans, soudainement se tait. Mon cœur s’emplit de sensations nouvelles : force, confiance, sérénité. Le feu du guerrier est rallumé et je me promets de ne plus jamais le laisser s’éteindre.

 

Cédric, 26 août 2011

Je dédie ce texte à Maître Rachael Evans qui a vu l’esprit indomptable au fond de moi et qui a su le réveiller. Gamsa Hamnida !

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