Energie gratuite

Vêtu tout de noir, l’homme noir portait des dreadlocks et des lunettes noires. Sur le sol à côté de lui se trouvaient un sac marin noir, une valise à roulettes noire, et un sac poubelle noir. Un chapeau de paille couvrait son crâne.

Il frottait le sol en mouvements circulaires, marmonnant et mettant sa main dans le sac poubelle puis la retirant. San Francisco grouille de gens et de comportements excentriques – il en faut plus pour me déranger, ou même pour m’étonner. Alors je m’assis sur le banc et profitai de la vue de la Cité pendant que mes chiens vadrouillaient dans la verdure, le corps entier suivant le nez sur la piste de quelque rongeur ou morceau de quesadilla.
– « Salut Man, » dit l’inconnu. « Comment ça va ? »
– « Bien, » je répondis. « C’est une belle journée ensoleillée. Et toi, ça va ? »
– « Ça va bien, Man. Ça va bien. Merci. »
– « … »
– « Aujourd’hui c’est mon anniversaire et je donne de l’énergie gratuite. »
– « Et bien, bon anniversaire ! »
– « Merci, Man. Tu sais, c’est ça que je fais. Je donne de l’énergie aux gens gratis. »
– « Cool. C’est très généreux. »
– « Tu sais, Man, l’énergie, faut qu’elle bouge tout le temps. Si tu essaies de la garder pour toi, tu vas contre la Nature. Un jour ou l’autre elle ressortira de toi sous une forme différente, pas forcément très agréable. Alors faut la faire circuler sans arrêt. Toute l’énergie que tu reçois, faut la passer à quelqu’un d’autre. »

On rencontre rarement la réincarnation Rastafarienne de Yoda, même à San Francisco. Je fis quelques pas vers l’homme.
– « Oui, ça m’intéresse, » dis-je. « J’aimerais de l’énergie gratuite. »
– « Ok. C’est ça que je fais. C’est ça que je fais. Laisse-moi juste me préparer. »
Il retira les morceaux de ruban électrique noir qui couvraient le bout de ses doigts – hommage à Michael Jackson ou moyen ingénieux de conserver son énergie ? Lui seul le sait – et réorganisa les sacs noirs plusieurs fois. Puis il retira ses lunettes noires. « En ligne droite », marmonna-t-il. « Oui, c’est bien… Un… Deux… Trois… Bien ! Maintenant donne-moi ta main.»

Je lui tendis la main droite, qu’il saisit délicatement. Il ferma les yeux et enveloppa ses deux mains autour de la mienne. Ses paumes et ses doigts rayonnaient de chaleur. Les miens étaient froids, comme toujours en hiver. « Tout ce qui compte c’est l’Amour, Man. Là je t’envoie l’énergie. Je t’envoie de l’Amour. »

Il ouvrit les yeux et relâcha ma main, à présent chaude comme la sienne. « Tout ce qui compte c’est l’Amour, Man, » répéta-t-il. « Souviens-toi que tu peux pas garder ça pour toi. Faut que tu passes l’énergie à quelqu’un d’autre. »

Maintenant tends la main et ferme les yeux.

 

Rastafarian manCédric, février 2013