À 25 ans, mon chemin semble déjà tracé : seulement deux ans après avoir fini mes études je suis considéré comme un talent « à haut potentiel » dans une grande entreprise à succès. Il me suffit de continuer à travailler dur, d’ignorer la tristesse et le vide qui grandissent en moi, et je continuerai à grimper les échelons un par un. Les possibilités sont infinies.
Il n’y a qu’un problème : la France requiert que je fasse mon service militaire obligatoire. Je suis sensé interrompre ma carrière brillante et lucrative pour nettoyer des toilettes ou réparer des ordinateurs pendant un an, payé au SMIC et habillé en uniforme kaki. Malheureusement il est un peu trop tard pour me déclarer objecteur de conscience, et mes histoires d’entorses aux chevilles et d’ongles incarnés sont loin d’être suffisantes pour obtenir une déclaration d’inaptitude physique. Je n’ai aucune intention de devenir un « scientifique du contingent » (c’est à dire me tourner les pouces pendant 2 ans en prétendant de faire de la recherche dans un laboratoire militaire) donc il ne me reste qu’une seule possibilité : servir en tant que « coopérant pour le service national en entreprise » (CSNE). Le principe est d’aider une boîte française à développer sa présence à l’étranger. Ça pourrait même aider ma carrière au lieu de l’interrompre ! J’en parle au Directeur des Ressources Humaines : il m’assure qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour m’obtenir un poste de CSNE au sein de notre filiale à Londres. Avec un grand sourire il me garantit que cette entreprise ne me perdra pas à cause du service national.
Quelques mois plus tard je m’enquiers du dossier. M. Grand Sourire m’informe qu’il n’a rien fait car le futur du bureau de Londres est incertain, donc la meilleure chose à faire c’est d’attendre. Furieux, je décide de prendre les choses en mains… et je passes les jours suivants à me heurter à des portes fermées. La liste de mes choix est de plus en plus limitée et le temps m’est compté.
Un soir je reçois un message instantané de mon vieil ami Jean-Noël qui habite à l’étranger. Il me demande si je connais un ingénieur qui voudrait venir vivre dans la région de San Francisco pour un poste de développeur de logiciel. L’an passé j’ai visité la Californie et je me suis dit que ce serait un endroit magnifique où habiter. Des opportunités comme celles-ci ne se présentent pas deux fois, il faut les saisir avant qu’elles disparaissent. La réponse est facile : « Oui, moi ! »
Il ne me faut que quelques jours pour passer les entretiens et obtenir le boulot – que la boîte franco-américaine accepte de soumettre en tant que mission de CSNE pour que cela règle ma situation vis à vis du service national. Mais avant de prendre la dure décision de quitter mon poste dans la logistique des aliments surgelés en France et de déménager aux Etats-Unis pour une position dans le logiciel high-tech, je veux parler à mon chef et mentor, Patrick. Sans vraiment savoir pourquoi, j’ai besoin de son approbation pour partir sans me sentir coupable. Je me tiens devant son bureau et j’explique ma situation. Il reste pensif pendant quelques secondes. Un sourire timide mais authentique apparaît alors sur son visage : « Cédric, je vous vois bien aller surfer en Californie ! »
Dans les mois suivants j’apprends à surfer les vagues de l’Océan Pacifique, j’appelle la Baie de San Francisco « chez moi », et je rencontre la fille merveilleuse qui deviendra ma femme.
Avec le recul, être forcé à démissionner de mon boulot pour faire mon service militaire est une des meilleures choses qui me soient jamais arrivées. Parfois il suffit juste de suivre son cœur et d’avoir confiance que tout se passera bien. Même sans boule de cristal pour prédire l’avenir, on peut avoir la foi que tous les points un jour seront reliés et qu’ils dessineront un image magnifique.
Cédric, 18 octobre 2011
(Histoire inspirée par le discours de Steve Jobs pour le baptême de la promotion 2005 à Stanford)
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