Aujourd’hui

Stinson Beach on my birthdayAujourd’hui j’ai 38 ans. Mai s’est levée à l’aube et elle est en route pour le bureau. Quand elle m’a demandé il y a quelques semaines ce que je voulais pour mon anniversaire ma réponse a été facile : se réunir avec un petit groupe d’amis, partager un bon dîner et aller danser en boîte. Je regarde ma montre : 8h15. La soirée commence dans 705 minutes (soit 42.300 secondes). Je m’assois au bureau et débute mon rituel matinal, couchant sur le papier les rêves de la nuit passée et les pensées et émotions du matin. Qu’est-ce que j’ai envie de faire aujourd’hui ? Je n’ai pas vu l’Océan de près depuis des mois, et ça me manque. Le son fracassant du ressac, la sensation de la brise marine sur ma peau, la chaleur douce du soleil en hiver… Manly baille et Biela me lance son regard d’hypnotiseur. Ces chiens ont une manière très claire de me faire comprendre que c’est l’heure de la promenade.

Sur le flanc de Tank Hill se trouve un coin de verdure, de terre et de rocaille avec une vue imprenable de San Francisco, du Golden Gate Bridge et de la côte Pacifique au-delà : c’est ici que mes chiens emmènent promener leur humain deux fois par jour. Un homme vêtu de noir est assis à l’endroit où j’ai l’habitude de me poser et de profiter de la vue pendant que Manly et Biela reniflent, courent et vaquent à leurs occupations canines. Qu’est-ce que ce type fait là ? C’est MON coin secret, MA vue, MON trésor matinal. Je l’ignore et me tiens à distance, attendant que l’intrus s’en aille.

Il reste.

« Hé frangin, est-ce que tu sais ce qu’est le premier point, celui qu’on aperçoit là-bas ? » L’homme lève son doigt vers l’horizon, juste au-delà de l’extrémité Nord du fameux pont rouge qui est devenue un symbole de La Ville qui est mon chez moi. Je regarde aux alentours, espérant que l’inconnu parle à quelqu’un d’autre, mais il n’y a personne en vue.

MOI : « Je ne suis pas sûr. C’est peut-être Point Reyes. »
L’HOMME : « Tu crois ? »
Je me rapproche de lui et observe la côte Pacifique, essayant de répondre à cette simple question sur un paysage qui est sous mon nez deux fois par jour depuis 6 mois. Je ne m’en suis jamais préoccupé jusqu’à présent.
MOI : « En fait, non : Point Reyes est plus au Nord. Ça pourrait être Stinson Beach. »
L’HOMME : « Ah oui, je crois que t’as raison. Ça doit être Stinson. »
MOI : « … »
L’HOMME : « Demain c’est mon anniversaire, et c’est la première fois que j’ai un temps comme ça. »
MOI : « … »
L’HOMME : « Tu sais, normalement il fait froid et il pleut. »
MOI : « … »
L’HOMME : « Je pense que je vais aller à Stinson demain. J’ai des amis là-bas et je ne les ai pas vus depuis bien longtemps. »
Je ne crois pas aux coïncidences. Il y a une raison pour que cet inconnu croise mon chemin aujourd’hui.
MOI : « Bonne idée. En fait aujourd’hui c’est mon anniversaire et je pense que je vais aller à la plage aussi. »
L’HOMME : « Vraiment’ c’est le tien aujourd’hui ? Joyeux anniversaire frangin ! »
MOI : « Merci. Joyeux anniversaire à toi aussi. »
L’HOMME : « Je m’appelle Adam. » Il sourit, sans se soucier de ses quelques dents manquantes, et tend la main. Je la serre.
MOI : « Enchanté. Moi c’est Cédric. »
ADAM : « Enchanté. »
MOI : « … »
ADAM : « … »
MOI : « … »
ADAM : « Il faut juste que je trouve comment obtenir l’argent. »
Il dit ces mots à voix basse, les yeux fixés sur l’horizon. On dirait qu’il parle tout seul. Les chiens sont maintenant assis à nos côtés ; ils aiment bien Adam. Il caresse Biela en douceur ; je fais de même avec Manly.
MOI : « Combien ça coûte un ticket de bus pour Stinson ? »
ADAM : « Je sais, pas, peut-être 7 dollars 50 pour l’aller et autant pour le retour, dans ces eaux là. »
Je sors un billet de 20 dollars de mon portefeuille et le lui tends.
MOI : « Joyeux anniversaire Adam. S’il te plaît va à Stinson et rends visite à tes amis. »
Il hésite pendant quelques secondes avant de prendre le billet, souriant de son sourire édenté.
ADAM : « Vraiment ? Merci frangin. Merci.»

Tant de fois ai-je commencé une journée avec de bonnes intentions qui ne se sont jamais transformées en actions… comme prendre la guitare qui se sent si seule dans un coin de mon bureau ces derniers mois, comme me promener dans la forêt au lieu de rester planté devant Facebook. Comme aller à la plage.

Pas aujourd’hui.

Aujourd’hui Adam était là pour me rappeler combien j’ai de la chance d’avoir les moyens de faire ce que j’aime. Il est si facile de se laisser prendre dans la routine et d’abandonner les choses simples qui nous apportent du bonheur. Aujourd’hui je me donne du temps libre. Aujourd’hui j’ouvre le toit du cabriolet, je traverse le Golden Gate Bridge, et je conduis sur la California Highway 1, le long de l’Océan Pacifique.

Aujourd’hui je vais à Stinson Beach. Merci Adam.

Cédric, le 20 janvier 2013